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A Paris, le 21 janvier 2016 dans les locaux de Actes Sud. Ecrivain, romancier et poète, intellectuel engagé, acteur de la scène francophone mondiale, Lyonel Trouillot est né en 1956 dans la capitale haïtienne, Port-au-Prince, où il vit toujours aujourd’hui.

Six ans après le violent séisme qui a ravagé Port-au-Prince, le poète et romancier haïtien évoque la situation catastrophique de son pays où, vendredi, le deuxième tour des élections prévu dimanche a finalement été reporté «pour des raisons évidentes de sécurité».

Lyonel Trouillot : «En Haïti, nous n’avons pas la maîtrise de notre pays»

Janvier 2010, un tremblement de terre cause la mort de presque 300 000 personnes en Haïti. Six ans après, alors que le Palais national est toujours écrasé sur lui-même, comme le symbole d’un pays effondré, l’élection présidentielle se déroule dans un climat politique épouvantable. Arrivé deuxième au premier tour, Jude Célestin, déjà candidat en 2010, s’est retiré devant «les fraudes et cette mascarade». Jovenel Moïse, l’homme du président sortant, Michel Martelly, inaugurera alors une nouvelle forme de démocratie aux Caraïbes : un second tour avec… un seul candidat. Lyonel Trouillot, vice-président de l’association des écrivains de la Caraïbe, qui vient de publier l’ouvrage Kannjawou (1), évoque pour Libération un «déni» de souveraineté «appuyé» par la communauté internationale.

Pour vous, cette élection est une farce…

Comment Haïti peut vivre avec ce mensonge monté de toutes pièces et construit par la communauté internationale ? Un candidat élu d’avance, choisi par l’exécutif et les instances internationales : voilà le tableau. On se prépare donc à une catastrophe institutionnelle : un président qui ne sera pas reconnu par le pays, mais reconnu par ceux qui l’auront fabriqué. Cela fait dix ans que nous vivons selon ce même scénario. Michel Martelly, élu par la communauté internationale avec quelques voix haïtiennes il y a cinq ans, nous sort de son chapeau un nouveau candidat adoubé par la communauté internationale. C’est vertigineux. Un diplomate, dont je tairai le nom, m’a dit : «Lyonel, vous avez l’habitude des dictateurs. Pourquoi ne supporteriez-vous pas un corrompu encore quelques années ?»

Pour vous, il s’agit clairement, à travers cette élection jouée d’avance, d’une domination des instances internationales ?

C’est la première fois que les choses sont aussi nettes. Au-delà du caractère corrompu du gouvernement qui impose son candidat, un conflit s’est installé entre la population haïtienne et «l’international» : Union européenne, Etats-Unis, ONG, bailleurs internationaux. C’est la première fois que les Haïtiens expriment un rejet massif de ce diktat sur la réalité haïtienne. Quand vous avez des diplomates qui vous disent : «Voilà, il y aura un second tour entre untel et untel, et ça sera ainsi et pas autrement», le pays ne peut que constater qu’il n’est plus un pays, et que le déni de souveraineté est acté. Même les partis politiques locaux disent : «Mais c’est impossible d’élire un homme nommé d’avance.» L’empressement des forces étrangères à continuer cette parodie est humiliant et détestable. Laisser Haïti reprendre la main sur ses affaires, c’est reconnaître la faillite des systèmes des aides, ces béquilles imposées par l’international. Ce pays est depuis dix ans sous pilotage de la communauté internationale. Cette dernière a imposé des élections après le tremblement de terre alors que les Haïtiens avaient évidemment d’autres urgences. Ce qui serait amusant, c’est que les citoyens européens interrogent leurs propres gouvernants : pourquoi avoir mis en place des élections à marche forcée dans un pays de 300 000 morts ? Pourquoi imposez-vous une élection dont vous connaissez déjà le vainqueur ? En fait, il s’agit de l’imposition de l’apparence de la démocratie à Haïti.

A vous écouter, Haïti serait toujours «un enfant» dans la main la communauté internationale.

Absolument, et cela dit que nous n’avons pas la maîtrise de notre pays. Les diplomates le disent de manière façon très claire. C’est comme si le caractère indépendant d’Haïti était au fond aujourd’hui impossible. Peut-être il y a un peu de cela et aussi un peu de racisme qui ne dit pas son nom. Haïti est donc un bon petit troupeau de nègres. Nous, communauté internationale, nous allons les aider comme un bon berger, car le petit troupeau ne sait pas comment orienter sa marche. Or, ça n’a pas toujours été le cas. Cette situation de dépendance s’est renforcée après la chute de Jean-Claude Duvalier [dit «Bébé Doc», dictateur à la tête d’Haïti de 1971 à 1986, ndlr]. L’intervention américaine de 1993 marque pour moi la domination de l’acronyme sur le pays : les missions vont changer de nom et gouverner en quelque sorte la réalité politique. Puis est venu le tremblement de terre. Le pays devient alors un parfait cobaye pour les institutions internationales pour expérimenter les politiques des puissances occidentales.

Comment et où s’exprime ce ras-le-bol des Haïtiens ?

Mais partout ! Sur les radios, dans la rue, dans la presse, sur les réseaux sociaux et à l’étranger dans les communautés, notamment américaines et canadiennes. Le message adressé par la rue est le suivant : «Cela fait dix ans que vous échouez, et vous échouez en notre nom. Vous nous faites des élections avec votre candidat déjà élu.» Pour d’autres citoyens, «ça ne marchera pas, parce que l’organisation de ces élections a été confiée à des personnes corrompues et que le candidat a été choisi par vous [la communauté internationale].» Et que leur répond-on ? «Voyons voyons, ne soyez pas si regardants, et puis faudrait savoir à la fin ce que vous voulez ? Eh bien vous voulez des élections ? Mais vous les avez ! De quoi vous vous plaignez ?» Quand j’évoque face à des citoyens américains, canadiens, français, la situation imposée, par finalement leurs propres représentants, ils tombent des nues et disent : «Mais c’est incroyable, comme est-ce possible ?»

Comment vivez-vous avec cette présence «internationale» ?

On vit à côté. La plupart des étrangers vivant en Haïti n’y vivent pas vraiment : ils n’ont pas le contact avec le pays. Ils n’ont pas l’humeur du pays. Ils n’ont pas l’écoute de ce que dit le pays. Il s’agit d’une domination doucereuse. Ils vivent donc dans des ghettos blancs. Plus le pays ira mal, plus ce pays aura besoin d’aides et d’ONG. Cette dépendance des institutions de l’Etat est renforcée par cette forte présence des ONG. C’est la caresse de l’occupation. «Nous sommes les gentils, nous disent-ils. Nous vous aidons. Nous vous amenons des livres. Vous aimez les livres ?» Haïti se radicalise vis-à-vis de la présence étrangère. La cible aujourd’hui, ça ne serait plus ce gouvernement de corrompus mais la présence étrangère. Haïti, c’est un patient sous tranquillisants depuis dix ans.

Que dit la France ?

Elle ne dit rien et fait porter sur l’UE la responsabilité de la situation. C’est assez malin de se défausser sur l’Europe. Envers la France, et pour des raisons historiques, notamment de la part des intellos haïtiens, il existe une relation amicale qui tient en vertu des humanités partagées. Or aujourd’hui, on sent qu’il n’y a plus cet élan de fraternité vis-à-vis même de la France. Le doute s’est installé. Du côté populaire, c’est très différent. Il y a évidemment un passé colonial, mais surtout dans l’héritage laissé par la langue. Or, la langue est celle de l’élite, de la bourgeoisie, des dominants. Quant au locuteur créolophone, qui ne connaît pas le français, il voit la langue comme un outil qui l’empêche de s’exprimer. L’image de la France paye le prix de ses crimes historiques et le prix des crimes économiques commis par l’élite haïtienne qui parle… le français. La langue française est vue alors comme un outil de domination.

Vous avez noté que le langage diplomatique s’était relâché. Qu’est-ce que cela signifie ?

«Je suis content d’être dans votre pays aussi charmant que désespérant.» Cette phrase m’a été dite par une autorité consulaire. La diplomatie se relâche. Plus de retenue. Les digues du langage se sont effondrées. Même les officiels américains y vont de leur phrase : «Votre pays a tellement de problèmes que je suis obligé de vous consacrer mon samedi.» Pas que diplomatique. Le président Martelly lui-même est l’expression de ce langage relâché. Dans un discours, il exprime qu’il aimerait coucher avec une femme qu’il vient d’aviser… dans le public. Et les diplomates de sourire, goguenards. Les cadenas ont sauté. Martelly a été le chef d’orchestre de ce désastre langagier. J’y vois la négation même d’Haïti en tant qu’entité, à la fois dans la bouche du Président et dans la bouche de la diplomatie. De sorte que ce langage décomplexé, reçu par la population, est compris comme la fin de l’empreinte même de ce que fut Haïti. Les lèvres ne sont plus retenues.

Catastrophe langagière mais aussi catastrophe spirituelle…

Parfaitement. Les églises évangéliques sont la plus grande catastrophe morale qui est tombée sur Haïti. L’individu est de moins en moins un citoyen : il est un frère en Christ. Le discours qu’elles tiennent, c’est que l’homme est un loup pour l’homme. Ne fais pas confiance à ton voisin, ne te confie à personne. Le virage sectaire est inouï, leur conservatisme abominable. On l’a vu lors du tremblement de terre. L’écho que renvoyaient ces églises était : «Vous n’avez pas suivi les voies du Seigneur, la punition céleste vous a cueilli.» Ce virage évangélique débute sous la dictature de Jean-Claude Duvalier. C’est le début de «l’invisible invasion» évangélique.

 

(1)  «Kannjawou», de Lyonel Trouillot. Editions Actes Sud, 228 pp., 18 €.

Jean-Louis Le Touzet

Source /  LIBERATION

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